jeudi 29 mai 2008

épisode douze

Le chapeau y allait fort, il fallait ça pour sortir le caramel de sa torpeur. L’aventure était suffisamment incertaine, ceux qui la vivaient devaient y croire un minimum.

- Tu me fais rire, toi aussi, crois moi… Tu dis mépriser les humains et tu me les ressors à toutes les sauces ! Les humains par ci, les humains par là, tu peux pas parler sans faire allusion à eux, tu t’en rends même plus compte… Je suis le plus jeune, mais je ne crois pas être le plus humain des deux…
- Tu sais pourtant, malgré ton jeune âge, que l’une de nos principales différences avec les humains est le sentiment amoureux… Nous les détestons souvent, mais jamais nous ne parvenons à éprouver cet « amour » comme ils disent, c’est d’ailleurs cela qui attise notre mépris envers eux. Nous les méprisons car ils auront toujours ce que l’on n’aura jamais, même après des siècles d’existence. Et eux ils jouent avec ça, ils le détruisent à petit feu… L’amour… l’amour humain, l’amour filial, l’amour qui fait pleurer et qui fait mourir, qui fait vivre… celui-là on ne le connaîtra jamais… Alors les objets les plus tragiquement humains sont ceux qui croient aimer, ceux qui se forcent à faire comme eux… pour se rassurer… Ca rassure un temps, crois moi, après ça déprime. Si tu te laisse piéger par ce simulacre je ne donne pas cher de ta raison, si tant est que tu en aies une! Aime ta sucette si tu veux… laisse toi aller, tu verras bien ! Tu n’éprouveras jamais le sentiment amoureux… D’ailleurs, comment peux tu te prétendre amoureux alors que tu ne la connais pas ???

- Je ne la connais pas ! ! ! Mais qu’est-ce que t’y connais, toi, à l’amour ? ? ? C’est sûr que ça a jamais du t’influencer, t’as pas assez de sucre pour ça !!!
- Détrompe toi petit prétentieux ! Si je t’en parle, c’est justement en connaissance de cause… J’ai cru peut être aimer plus que toi… Si je t’avertis, c’est que j’en ai moi-même souffert, tu n’es pas le premier à tomber dans le piège… Même un sage comme moi y a eu droit! Mais j’en suis revenu, c’est pour cette raison que je me permets d’être virulent avec toi. Crois moi, si ça marchait je serais le premier à m’y perdre ! ! !
- Voilà que tu me tiens de longs discours sur la passion amoureuse… Vraiment, vu la façon dont tu en parles, et intellectuel comme tu es, j’ai du mal à croire qu’un égoïste comme toi ait pu éprouver, ne serait-ce qu’un instant, un quelconque intérêt pour quelqu’un d’autre que sa petite personne… Tu détestes les humains autant que les objets, ni les uns ni les autres ne trouvent grâce à tes yeux, et tu voudrais me faire croire que tu as cru aimer ? ? ? J’ai de l'humour, mais quand même ! ! !
- Tu parles sans savoir, petit insolent! Si je suis aussi dur aujourd’hui, c’est peut-être parce que j’ai vécu des événements qui m’ont forcé à le devenir…. Mais ça, ton esprit est trop noyé dans le sucre pour le comprendre ! ! ! Tu crois que je n’étais pas comme toi à ton âge ? Tu penses que je n’y ai jamais cru ? ? ? Ton amourette avec la sucette inconnue est bien insignifiante à côté de mon douloureux chagrin d’amour!

- C’est reparti ! ! ! Tu délires à nouveau ! Tu me disais il y a deux minutes que nous étions incapables d’éprouver de l’amour, et voilà que tu me tiens des discours dignes d’un Roméo mal dégrossi !


lundi 26 mai 2008

épisode onze

Le matelas ne dit rien. Il était surpris, il ne pensait pas que le caramel cogitait autant. Sa jeunesse et son goût suave masquaient un profond mal-être que le matelas découvrait peu à peu. Il se devait de le réconforter, mais comment peut-on réconforter quelqu’un quand on se laisse soi-même mourir ? Il fit aussi bien qu’il put et brisa le silence par de sages paroles.

- Tu sais, je pense que partir est la meilleure décision pour vous, tu as besoin de voir autre chose que ce sable, vous devez vous évader ! Tu es trop jeune encore pour rester ici. Les hommes ne t’apporteront plus rien, ton destin n’est plus entre leurs mains. Peu d’objets ont vécu cet état, ta jeunesse te permet de profiter de l’occasion, ce n’est pas le moment de se laisser aller à la mélancolie…
- Ce n’est pas de la mélancolie, c’est de la lucidité… Qu’est-ce qu’on va devenir sans les hommes? On existe grâce à eux quand même !
- On ne va pas relancer le débat… Etre là, seuls à discuter, c’est quand même la preuve de notre autonomie, non ?

Silence sucré.

- C’est ça qui te fait peur, je suis sûr. L’autonomie, la liberté, voilà deux choses que tu découvres et que tu n’assumes qu’à peine ! Tu dois accepter cette situation, tu n’as pas vraiment le choix en fait. Tu assistes à une révolution, je dirais même mieux que tu y participes. Tu ne peux pas rester là, à attendre, ou tu finiras fou ! Ce serait une erreur fatale de ne pas profiter de l’occasion…
- Quelle occasion ? Tu trouves ça drôle, toi, de se retrouver seul, à la merci de la moindre variation climatique ? De risquer un voyage qui doit nous mener à des rochers qui nous mèneront nulle part, tu parles d’une occasion ! Si on a tant de pouvoir, nous, les objets, pourquoi on n’aurait pas fait notre révolution avant ? Pourquoi maintenant ?
- Les objets sont très dépendants des hommes, et très passifs. Jusqu’à présent ils avaient tous peur, comme toi. Peur de se retrouver seul, de ne pas savoir faire. C’est pour ça que la plupart des objets se sont laissés aller à la langueur avant de se laisser mourir. C’est pour ça que tous les objets optent pour la passivité et le suicide. Ils étaient en quelque sorte paralysés par leur condition. Je sens gronder la révolte depuis longtemps… C’était inévitable. Ce serait idiot, à ton âge, de ne pas entreprendre ce voyage, trop d’objets sont morts sans pouvoir le faire…
- Ok, ok, je comprends un peu mieux l’enjeu du truc… J’ai du mal à me faire à cette « révolution » comme tu dis, elle m’angoisse. Je l’aime bien, le chapeau, mais j’ai peur qu’il sache pas vraiment où il nous emmène, je doute pas de sa sagesse, mais bon… j’ai pas envie de m’écraser sur un rocher, moi…
- … Si tu veux savoir, moi non plus je n’ai pas envie de me fracasser ou de me noyer !

Le chapeau revenait de sa méditation et semblait irrité par ce qu’il venait d’entendre.

- Ca fait plaisir ! On part cinq minutes pour méditer et voilà que mossieur n’a plus confiance… bravo la jeunesse ! ! ! Quelle belle révolution tu nous promets ! ! ! Un « caramel révolutionnaire »… ça aurait fait un bon slogan publicitaire à une certaine époque ! On va aller loin avec toi, j’espère que le sort de tous les objets n’est pas entre tes mains…
- Pourquoi tu dis ça ? J’y suis pour rien, moi, j’ai pas demandé à être un héros…
- Certains héros n’avaient rien demandé, et se sont improvisés tels. Je doute que tu puisses en faire autant…C’est certainement risqué, tu as raison… Mais j’ai certainement moins peur que toi… Mourir en
héros, pour des objets, c’est quand même la gloire ! ! !
- Quelle gloire ? La gloire pour qui ? S’il n’y a personne pour fleurir nos tombes… A quoi bon la gloire, alors que je ne reverrai plus jamais ma sucette ? ? ?
- Tu es vraiment impressionnant ! J’ai parfois des doutes sur le fait que tu ne sois pas un humain. Ta stupidité est souvent proche de la leur, je peux même dire qu’en ce moment tu les surpasses… Ah, non, vraiment… J’ai rarement vu un humain aussi pleutre que toi !

mercredi 21 mai 2008

épisode dix

- C’est vrai qu’il va falloir qu’on s’y mette si on veut bouger avant que la nuit tombe, j’ai bien peur que cela nous prenne pas mal de temps. Je pense que l’idéal pour commencer serait de viser les rochers qui coupent la mer, ils sont à moins de vingt mètres…

- Et si on se rate et qu’on tombe à l’eau, comment on fait ?
- On va y aller petit à petit, on pourra éviter ainsi
ce genre d’accident. On va tournoyer jusqu’à la moitié du chemin, qui à vue d’œil fait onze mètres. On se reposera un peu avant de repartir, ce sera une sorte
d’escale…

Le caramel était impressionné par les précisions du chapeau. Mais il craignait quand même de ne pas y arriver. Pressentant cette crainte, le chapeau prit une sage décision.


-Tu te mettras sous moi pour commencer, on effectuera la première partie du trajet au ras du sol. C’est assez difficile, mais c’est le moyen le moins dangereux pour toi. Il faudra que je double ma concentration. Tu dois toi aussi être concentré sur l’itinéraire à parcourir, sinon ça ne marchera pas.

Le caramel en avait un peu marre de dépendre du chapeau, mais ça le rassurait. Il préférait avoir le chapeau, même si parfois il le saoulait, plutôt qu’être seul, faible au milieu de cette plage. Cette trajectoire au ras du sol le terrifiait un peu. Et si le vent était trop fort ? Et s’il ne les portait pas où ils voulaient ?… Et si le chapeau bluffait ? Il préférait ne plus se poser de questions.

Le chapeau alla s’isoler pour se concentrer. Le caramel resta donc avec le matelas. C’était la dernière fois qu’ils se voyaient. Ils partagèrent alors un silence lourd de sous-entendus. Ca fait bizarre de parler à quelqu’un (quelque chose) en sachant qu’on ne le verra plus. Le caramel rompit cette éternité au bout de quelques instants, impossibles à mesurer car le temps n’existait plus.

Ils avaient tous deux l’impression que ça faisait des jours entiers qu’ils étaient là, à s’échanger par télépathie leurs plus anciens secrets. En fait le soleil avait dépassé depuis peu son zénith…

- Tu crois qu’on va y arriver ? – le matelas, évidemment, mit du temps à répondre-
- Normalement ça devrait aller. Il est fort ce chapeau, je pense qu’il est capable de vous mener loin, même nulle part.

Voilà une parole qui ne rassura pas du tout le caramel.

- Ca veut dire quoi ça ? Si on n’y arrive pas on va crever, c’est ça ? Dis le de suite, ce serait dommage de se casser pour rien!

Il pétait un plomb, le caramel, d’être sûr de rien comme ça.

- Il a raison : tu as tendance à faire dire aux gens ce qu’ils n’ont pas dit. A mon avis vous ne risquez rien, si ce n’est un coup de sirocco, ce qui n’arrive jamais ici…
- N’essaie pas de faire de l’humour pour me détendre… j’ai plus envie de rire, moi! J’ai peur, putain, personne peut le comprendre ? Et vous, tous les deux, vous me faites encore plus peur, à ne pas craindre la mort comme ça… si on a une âme, on a forcément peur de la mort, vous le savez, non ? Les premiers objets vivants l’ont dit à nos ancêtres, c’est l’une des seules certitudes qu’on ait. On a une âme, mais à la différence des humains, on ne croit pas en son immortalité. On en a peur de cette immortalité de l’âme. Les objets ne sont pas faits pour l’immortalité, ils ne sont pas faits pour avoir une âme, ils ne le méritent pas, vous le savez autant que moi. Alors on a hérité d’une super âme immortelle, grâce aux humains qui ne savaient plus qu’en faire! Merci bien… Une âme mais pas de religion pour la sauver… c’est pathétique!!!


lundi 19 mai 2008

épisode neuf

- Ce n’est pas pour vous affoler, mais vous savez que trop de réflexion tue l’action. Alors, si ça vous plaît de débattre à longueur de journée sur la condition humaine, c’est votre problème ; mais votre voyage ne se fera pas tout seul! Il faudrait mettre en place un itinéraire, même le plus incertain qui soit. C’est bien de partir à l’aventure, mais encore faut-il éviter de tourner en rond, ce qui a déjà aliéné beaucoup d’objets avant vous…

- T’as vu d’autres objets depuis que les hommes sont partis ? – lança le caramel, digne de la légendaire espérance de la jeunesse.

- Non… tous mes frères se sont laissés mourir un à un… je n’ai rien vu. Vous êtes les premiers à venir me voir. Mais j’ai vu des objets devenir fous à l’époque où les hommes étaient encore là. Ce n’est pas le problème. Nous sommes en fin de matinée et vous êtes encore là. Vous y serez encore demain matin si vous ne vous activez pas un peu ! Et vous aurez beau rester là, je ne crois pas que les hommes reviennent de si tôt. Je crois bien que cette fois-ci c’est la bonne. Tous perdus…

- Et que vas-tu faire une fois que nous serons partis ? Tu ne veux pas venir avec nous ?

- Non, je vais me perdre moi aussi. Je vais profiter de ces moments de calme, les plus purs qui soient. Je n’ai pas la force d’en vouloir plus. Je savourerai pendant quelques jours la joie de me sentir seul au monde. Et une fois que j’aurai fait le tour de ma vie, je me laisserai aller. Je suis trop vieux de toute façon, vous n’allez pas vous charger d’un vieux débris comme moi… Et puis même si vous insistez, je ne veux pas. J’ai vu ce que je voulais voir, je n’ai pas envie de bouger. Je veux mourir sur cette plage. Sans hommes.

- silence absolu des deux côtés, sucré et intellectuel-

- Par contre, je peux vous aider. Les vents sont traîtres en cet endroit. Je servirais peut-être à en contrôler certains… Vous êtes jeunes encore, il vous faut partir.

Nos deux aventuriers étaient un peu désappointés par ce qu’ils venaient d’entendre. Le matelas venait de leur renvoyer, encore une fois, la tristesse de la situation. Encore une fois ils prenaient conscience de l’aspect dérisoire de leur quête désespérée.

Le caramel ne parlait pas. Il repensait à sa sucette, à l’insouciance de cette époque perdue. Il regrettait tout. Il regrettait la rapidité de la vie, et pleurait sur son incapacité à maîtriser l’éternité. Il pleurait pour revenir en arrière. S’il avait su…

C’est bizarre un caramel qui pleure. C’est silencieux mais ça sent la tristesse à plein nez.

Il suivait l’aventure sans trop savoir pourquoi. Il n’avait pas trop le choix en fait. Il était là sans le vouloir vraiment, même si les idées du chapeau étaient convaincantes. Il plaçait le peu d’espoir qui lui restait dans ce voyage.

lundi 12 mai 2008

épisode huit

Le matelas fut le premier réveillé : il avait cru entendre des oiseaux. C’était impossible car les animaux, à part les chiens, avaient disparu depuis une éternité. Les chants d’oiseau qu’il entendait dans sa tête n’étaient que les réminiscences de sa lointaine enfance. Le retour à la réalité fut donc encore une fois mélancolique. Après chaque rêve de ce genre – ce qui arrivait souvent – il espérait secrètement que la mort ressemblât à un merveilleux retour en enfance. Mais il était encore en vie, et aucun oiseau ne rôdait alentour. Il se désabla rapidement, ce qui réveilla le chapeau. Ce dernier sursauta. A l’inverse du matelas il était heureux. Il savourait encore une fois avec délice le calme de ce matin. Même dans ses rêves les plus fous il n’avait osé espérer une telle tranquillité. Plus d’hommes, plus de chiens, plus d’enfants, plus de portables…

- Le monde est quand même bien plus agréable sans les humains… il retrouve sa véritable essence !

- Tu crois qu’on est plus indispensable qu’eux, peut-être ?

Le caramel avait émergé de son suave sommeil. Il reprenait les paroles du sage car il les aimait bien les hommes, lui.

- Ce n’est pas vraiment ce que j’ai voulu dire. Désable toi un coup avant de discuter ! Nous ne sommes pas plus indispensables qu’eux, loin de là. Je crois que nous sommes juste un peu moins mauvais. Peut-être parce qu’on a mis du temps à avoir une âme. Ils ne sont pas mauvais consciemment. Pas tous. Je dirais que l’homme s’est perdu lui-même, et c’est cela qui l’a rendu mauvais. Il se brûle et se mord la queue comme le serpent, en étant persuadé qu’il fait bien. Sa vanité de créature parfaite l’empêche d’être lucide. Si les humains disparaissent totalement, il se peut que les objets se laissent submerger à leur tour par cet orgueil démesuré. Il se peut qu’on atteigne nous aussi nos limites. Je vois cela comme une fatalité. Comme si toutes les créatures de ce bas monde devaient inévitablement plonger dans l’abîme… Abyssus abyssum invocat !

- D’accord, d’accord, je vois vaguement ce que tu veux dire… Mais il faudrait un peu rabaisser le débat… Si tu parles en latin dès le réveil je vais me rendormir !!!

- Si la discussion est trop philosophique à ton goût, tu n’as qu’à te rendormir. Moi je partirai à l’aventure et tu seras désespéré à ton réveil !

- Mais tu m’as appris la technique, je peux très bien le faire tout seul maintenant…

- Pour un court voyage peut-être, mais pour l’épopée que j’envisage tu auras besoin de moi… Maintenant c’est toi qui vois, t’y vois pas bien d’ailleurs, ça te jouera des tours si tu veux te déplacer.

- Si je me déplace par petits bonds, je peux y arriver aussi !

- Tu vas surtout tourner en rond sur cinq mètres carrés de sable, tu seras encore une fois pathétique…

- Bon, ça va, je reste avec toi, mais, pitié, ne me prends pas la tête dès le matin, ça me rend malade…

Le matelas prit alors la parole pour mettre fin à la querelle matinale. Il saturait lui aussi d’entendre ces réflexions. Il ne comprenait pas qu’on puisse avoir de telles discussions pour commencer la journée. Il faut avouer que le chapeau était particulièrement « intellectuel » grâce à sa longue expérience de lecture par dessus l’épaule. Il avait senti beaucoup de têtes chauffer. A cause de la chaleur mais aussi à cause des problèmes, des angoisses qu’il avait du couver de sa paille. Son « porteur » l’avait mis sur la tête de plusieurs de ses amis car il aimait bien ce chapeau. Tous ses amis l’avaient donc essayé et le pauvre chapeau, quant à lui, se ramassait toutes leurs prises de tête. Il avait senti, une fois, quelque chose d’inhabituel alors qu’il était sur la tête de la petite amie du « porteur ». Quelque chose qui l’avait un peu choqué malgré son expérience déjà variée. Mais ce n’était pas le moment d’en parler… C’était au matelas de parler, et de les bouger pour qu’ils continuent leur fameux voyage…

jeudi 8 mai 2008

épisode sept

Le matelas était en effet moins que méchant. Il était très âgé et, comme beaucoup d’objets, il n’avait eu ni le courage ni la foi de lutter pour survivre sans les hommes. Il ne représentait donc pas un grand risque pour eux, il décida même d’aider du mieux qu’il pouvait nos deux égarés, dans un ultime geste d’insoumission. Il s’était laissé faire toute sa vie, se contentant de supporter des gens. Il avait entendu des milliers de conversations, souvent futiles, il avait survolé des milliers de pages, certaines intéressantes, d’autres détestables. Il avait écouté tous les secrets de plage et, malgré sa profonde haine envers les hommes, il n’avait rien fait.

Plus d’une fois l’envie d’étouffer l’un d’eux l’avait étreint, mais il n’avait rien fait. Il s’était laissé faire parce qu’il aimait beaucoup les enfants.

Sur toutes les plages, il y a des enfants qui empêchent l’extinction des humains. Personne ne le sait.


Il en avait tant vu, ce matelas, que plus rien ne l’intéressait. Il avait vu les enfants devenir des cons, les hommes et leurs maîtresses, les femmes et leurs amants, il avait entendu les pires confessions familiales. Il avait parfois vu des gens bien, vraiment bien. Dix fois.

Il avait assisté au défilé de corps plus artificiellement parfaits les uns que les autres. Il était resté spectateur de cette décadence et n’avait jamais bougé de cette plage depuis son arrivée.
Il n’avait vu personne depuis une semaine, le chapeau et le caramel l’avaient sorti de sa torpeur. Tous deux se présentèrent poliment et le matelas se positionna de telle sorte qu’il constituait un puissant barrage contre les différents vents. La nuit approchait, le caramel ressentit alors une profonde mélancolie. Ils discutèrent longuement tous les trois pendant que les étoiles s’incrustaient de plus en plus dans l’ombre. Le matelas leur fit partager sa grande expérience…

- Vous savez, je me doutais que ce moment arriverait. Je l’attendais même plus tôt. J’ai vu l’humanité se dégrader à une vitesse époustouflante. Ca fait un moment que ça grouille tout ça… Encore bien heureux que ça ait duré jusqu’à maintenant!

La discussion s’éternisait mais le caramel était réellement épuisé. Il ne comprenait pas vraiment pourquoi on en était arrivé là. Son jeune âge l’empêchait de prendre totalement conscience de l’ampleur des évènements. Il trouvait que c’était triste, mais pour des raisons futiles. Il ne verrait certainement plus jamais sa sucette: voilà ce qui l’attristait le plus. Tout le reste importait peu.

Le chapeau confessa au matelas leur soif d’aventures, il discutait passionnément de leur projet pendant que le caramel s’effondrait de fatigue et de désespoir. Le matelas fut ému par leur discours et se mit à croire avec eux, même si ça n’en valait pas la peine. Il fit du mieux qu’il pût pour les protéger. Les trois objets dormirent en faisant des cauchemars peuplés d’humains. Le caramel rêva un instant de sa sucette mais son inconscient n’arrivait pas à la reconstituer exactement.

La lune présidait royalement le spectacle et le vent s’en donnait à cœur joie dans ce silence inquiétant. Seule une pile d’objets errait sur cette plage. Le matelas recouvrait le chapeau, qui lui-même recouvrait le caramel. Ce tas apparemment inanimé concrétisait un fragile espoir.