lundi 29 juin 2009

Episode 78

- Je… j’ai l’impression de flotter.

- C’est très bon signe ça, l’impression de flotter! Ca veut dire que tu retrouves la force!

- Je… me sens mal…


Et Cléophée s’écroula sur le dernier rocher.


Le chapeau, qui était en connexion directe avec l’esprit de l’Insoumise, sentit que cet évanouissement n’était pas grave : elle tombait pour mieux se relever.

Il décida de l’aider, de lui transmettre la force qui lui restait, quitte à s’y épuiser: il voulait lui aussi servir à quelque chose.


Le chat s’approcha et se coucha en ronronnant sur les hanches de ce corps inconscient.


Alors, grâce à la force des vagues, du rocher, du caramel, du chapeau ou du chat, ou même encore grâce à sa seule force à elle, comme si la vie revenait dans un corps éteint, Cléophée ouvrit lentement les yeux. Ses deux pupilles étaient normales.


Elle caressa de sa faible main le chat, puis le poussa et s’assit. Elle ouvrit son autre main et regarda le sachet en plastique, un murmure se fit entendre…


- Merci.


Le chapeau n’en pouvait plus.


- Alors ? Comment te sens tu ?

- Bizarre… Ma bouche me fait mal, mais je pense que je supporte le caramel.

- Et ta force ? Tu sens qu'elle revient ?

- Je sens un changement, je ne sais pas...


Elle sentit gigoter dans sa main.



- Sa force revient, je le sens ! Vous m’avez pris pour qui ?


Le sachet avait une voix sensiblement différente de celle du caramel, beaucoup moins aiguë, plus mature peut-être.

mardi 23 juin 2009

Episode 77

Cléophée ferma les yeux. Peu à peu son organisme s’habituait, re-découvrait le plaisir d’ingérer de la vraie nourriture, autre chose que des gélules.

Elle garda le caramel un moment dans sa bouche, retrouvant la joie de saliver grâce au sucre. Lorsque l’information du goût sucré arriva à son cerveau, c’est une multitude de souvenirs qui lui revinrent, sans intervention du chapeau cette fois-ci. Il ne s’agissait pas seulement de souvenirs gustatifs, mais aussi de tous les moments que le chapeau lui avait rappelés auparavant.


Elle finit fatalement par mâcher le caramel un peu fondu : elle retrouvait le bonheur d’avoir des dents.


Le sachet, toujours dans sa main, ressentit une profonde douleur. Comme si on l’amputait. On l’amputait certes, mais les souvenirs du caramel, eux, restaient dans le sachet, comme des morceaux collés par le sucre.


L’œsophage de l’Insoumise souffrit lui aussi lorsqu’il dut accueillir cette nourriture salvatrice ou mortelle. Elle faillit même un instant s’étouffer et dut se retenir pour ne pas le recracher.

Elle l’avala totalement, ressentant dans le moindre détail le trajet que parcourait la friandise dans son organisme.


Son cerveau atrophié par Virtua-world ressentit une secousse violente. Elle ouvrit les yeux, puis la bouche…


mercredi 17 juin 2009

Episode 76

Elle anticipait avec une culpabilité délicieuse le goût suave que devait avoir le caramel. Mais elle avait aussi l’impression qu’elle allait manger un être humain.

Le chat enviait Cléophée : il aurait bien croqué le caramel s’il pouvait, même s’il commençait à s’y attacher.

Le chapeau ne trouvait rien à dire pour réconforter celui qui allait se sacrifier. Lui, le philosophe qui avait toujours une bonne maxime dans sa paille, lui qui connaissait tant de théories sur la vie et la mort, se sentait impuissant.

Le chapeau se tut donc, et laissa décider l’Insoumise…

- Je ne vais pas te manger ici. Nous allons descendre. Je serai mieux dehors. On sait jamais… selon comment ça tourne…

Elle se leva aussitôt, d’une force étonnante pour sa faible carcasse. Elle se baissa et pris le caramel dans ses mains. Elle n’avait pas été aussi tendre avec quelqu’un (ou quelque chose) depuis la mort d’Hadrien. Elle prit le chapeau avec une égale douceur et le mit sur sa tête. Le chat était déjà devant la porte. Le caramel se sentait serein dans sa main.

A la tombée d’une nuit, dans un phare oublié de tous, une fille fantomatique couronnée d’un vieux chapeau de paille descendait, avec comme unique cortège un maigre chat noir. Elle s’apprêtait à changer la face du monde.

Elle alla jusqu’au dernier rocher, au plus près des vagues. Le chat resta derrière elle.
Ses frêles doigts décollèrent le caramel du sachet, qu’elle prit soin de garder dans sa main droite. Elle contempla longuement le caramel qu’elle tenait dans l’autre main. Il était assez petit, assez ridicule même. C’était absurde que l’avenir du monde dépende d’un si petit tas de sucre.

L’âme du sachet fut dédoublée pendant un instant, mais il restait quelques poussières sucrées collées au sachet par le temps. Le caramel ne partait pas complètement.

Face à la lune, face aux vagues et aux étoiles, en plissant les yeux de plaisir et de peur, la courageuse Cléophée mit dans sa bouche le courageux caramel, et laissa son palais s’habituer avant de re-découvrir la saveur oubliée. C’en était presque douloureux, tout ce sucre, d’un coup, ce goût de bonheur, ce goût qui n’existait plus pour elle.
Les vagues se fracassaient, hurlant peut-être pour la mort du faux caramel.

vendredi 12 juin 2009

Episode 75

Le caramel, alerté inconsciemment par le miracle – y a-t-il un autre mot ?- qui venait d’avoir lieu, se réveilla et se rapprocha du chapeau sans rien dire.

Cléophée souriait. Le chat finit par conclure le miracle de façon fracassante.


- Alors, si tu vas mieux, tu auras bien envie de croquer ce caramel pour retrouver ta force mentale ?

- Je… J’ai faim en effet, plus que tout à l’heure… Mais je suis incapable de le manger sans son accord. Je veux bien faire souffrir des humains convertis au virtuel, mais pas un caramel qui me veut certainement plus de bien que n’importe quel être humain!


Le caramel se sentait toujours mal mais il avait fini par s’y faire. Il n’était pas un caramel. Il était un sachet en plastique. Il ne pouvait pas y changer grand’chose.

Alors, tel le futur martyr qui entre dans l’arène, digne et solennel, il s’avança doucement vers l’Insoumise pour lui offrir ce qu’il n’était plus.


- J’ai bien réfléchi: ça ne servirait à rien que je refuse de me laisser manger. Je… je n’ai jamais servi à grand’chose, alors, si je peux, pour une fois… et puis, je ne suis pas caramel, je… je vais retrouver ma vraie nature si tu me manges. C'est peut-être mieux pour moi… j’espère juste ne pas perdre toute ma raison, même si je n’en ai jamais trop eu…


Il faisait ce qu’il pouvait pour ne rien laisser paraître mais le caramel était mort de trouille; les trois autres arrivaient à le déceler.

Cléophée aussi avait peur. Le caramel risquait de perdre sa raison; elle risquait de mourir. Elle savait que son organisme n’aurait peut-être pas la capacité de supporter une nourriture impure (non fabriquée par Virtua-world). Il y avait tellement longtemps…


mardi 9 juin 2009

Episode 74

Les premières étoiles apparaissaient quand le chapeau arrêta les souvenirs. Il n’en pouvait plus, il avait épuisé sa mémoire pour ressourcer celle de Cléophée.
Les yeux toujours clos, elle pleurait encore. Mais ces pleurs étaient apaisés : ce n’était plus des sanglots de rage, presque des sanglots de bonheur. Le chapeau avait réussi. Il avait pu ouvrir cette âme en déclin et y réintégrer des souvenirs heureux, il avait redonné l’envie à un être désespéré. Il ne s’en rendait pas encore compte.

Il quitta la tête de Cléophée doucement pour rejoindre le chat…

- Pfff… Je n'en peux plus. Tu crois que ça a marché ???
- Ben, elle pleure… Ca peut être un bon signe comme un mauvais signe.
- Ca c’est le genre de réponse que j’adore. Et le caramel ? Hé, ho, caramel ?

Aucune réponse: le caramel ne bougea pas.
L’Insoumise, elle, se réveilla en sursaut…

- Qu’avez-vous fait ? Je me sens bizarre!
- Tu… Tu ne te souviens pas ?
- C’est flou… J’ai l’impression d’avoir dormi comme une masse et d’avoir fait des rêves étranges. J’étais bien, c’est la première fois que ça m’arrive…

Le chapeau regarda le chat et lui intima l’ordre silencieux de ne rien dire, le félin se contenta de ronronner.

- J’avais l’impression d’être dans une sorte de paradis. Il y avait Hadrien, mais je n’en suis pas sûre… Je ne me souviens que des sensations… Je n’ai jamais rêvé de lui depuis que je suis ici! Les virtua-cops ont pris soin de supprimer une bonne partie des souvenirs qui me restaient d’Hadrien. Le plus étrange, c’est que j’éprouve encore ces sensations agréables au réveil, je ne comprends pas…

Le chapeau, lui, comprenait, et toute sa paille débordait de joie. Il prit soin de ne pas trop le montrer…

vendredi 5 juin 2009

Episode 73

Ils entrèrent alors tous deux dans une profonde intimité, que rien n’aurait pu troubler. Le chapeau était aux anges d’être aussi proche d’elle, physiquement et mentalement. Il fit défiler avec délice les différents tableaux du bonheur d’Hadrien. Hadrien était grand, très blond et très silencieux. Sa rencontre avec Cléophée. Les nuits blanches qu’ils avaient passées ensembles à regarder les étoiles. Les histoires qu’il lui racontait, comme à une enfant, pour qu’elle trouve le sommeil. Les fous rires qu’ils camouflaient lorsqu’ils tentaient tous deux d’échapper aux Virtua-cops. Les pleurs qu’il avait versés quand il avait appris qu’elle était enceinte. La ville qu’il avait allumée, simplement par sa force mentale, une nuit mémorable, pour lui prouver son amour. Ces souvenirs caracolaient dans l’esprit unique que constituaient le chapeau et L’Insoumise.

Hadrien l’appelait la fée, la fée Cléophée. Elle n’aimait pas trop ce surnom. Et pourtant, c’est lorsque ce souvenir lui revint que des larmes se libérèrent de ses yeux. La fée Cléophée… le jeu de mots était ridicule, mais son souvenir était un insupportable bonheur.

Le chapeau fit abstraction des pleurs, qui risquaient de le couper court dans son opération.

Il se contentait de restituer, inlassablement, le sourire et le soupir languissant d’Hadrien lorsqu’il interpellait la femme qu’il aimait.


Ces moments de bonheur étaient tellement lointains, tellement impossibles aujourd’hui, que le chapeau en ressentit un léger malaise. Il avait lui aussi envie de pleurer. Tant pis, il continuait, poussé malgré lui par un sentiment qu’il n’avait pas le droit d’éprouver.


Le chat, de ses deux fentes vertes, observait le manège en ronronnant. Le caramel restait prostré contre les livres, imperméable à ce qui se passait.


Ils restèrent une éternité ainsi, jusqu’à ce que le jour se couche. Une après-midi de souvenirs heureux : il y a des vies qui ne tiennent qu’avec ça…


mardi 2 juin 2009

Episode 72

Elle s’écroula sur sa paillasse, toujours le sourire aux lèvres, ferma les yeux. Elle partait dans une rêverie du passé. La liberté de l’esprit demeure jusqu’à la fin.


Le caramel s’était éloigné jusqu’aux livres. Lui aussi rêvait: il tentait de remonter dans son existence pour retrouver sa nature de sachet en plastique. Ses souvenirs étaient brouillés, parasités par le sucre.

Le chat demeurait imperturbable et légèrement cynique.

- Si elle n’a aucune envie, vous avez fait tout ce chemin pour rien.

- Je ne fais jamais du chemin pour rien! On ne peut pas la faire retourner dans le passé, pas physiquement. Mais je connais sa vie d’avant, je connais tous ses souvenirs, ceux d’avant l’horreur.

- Ca lui fait une belle jambe!

- Si je lui raconte en détail ces souvenirs, si je les revis avec elle, si je l’aide à ne pas oublier… je lui redonnerais l’envie de lutter.

- Tu es bien sûr de toi!

- Je connaissais bien Hadrien; je peux lui raconter pendant des heures comment il était, son quotidien avec elle…

- Tu crois vraiment que ce genre d’histoire va lui redonner de la force ? J’ai bien peur au contraire que ça ne l’achève un bon coup!

- Les humains tiennent souvent grâce à leurs souvenirs heureux. Les souvenirs peuvent leur transmettre une force surprenante. Il faut bien tenter quelque chose, le nombre des derniers humains diminue d’heure en heure, ils…

- Ok, raconte lui tes histoires mais fais le mentalement: je n’ai pas envie d’entendre le merveilleux conte de fée qu’ils semblent avoir vécu tous les deux; je ne suis pas sûr que ça me fasse du bien. Si tu vois qu’elle réagit mal, arrête aussitôt, ce serait stupide de la faire mourir de tristesse !!!

- Je suis le pro pour raconter des histoires… Vous allez voir…


Et le chapeau se posa en douceur sur la tête endormie de l’Insoumise. Sa bouche s’entrouvrit, elle semblait partie dans un sommeil paisible.

Le chapeau rassembla ses souvenirs et commença mentalement à mettre des mots, des images et des sensations sur les souvenirs de l’Insoumise.